Pourquoi un éditeur met-il un titre en arrêt de commercialisation ?

Il arrive parfois, dans la vie d'un éditeur, d'avoir à mettre un titre en arrêt de commercialisation. Je ne parle pas d'une série qui n'arriverait pas à son terme mais plutôt d'un livre, qui fut disponible un temps et qui, un jour disparaît du catalogue. Quelles raisons peuvent pousser à cette décision ?

Le cycle de vie d'un livre : édition, rupture, réédition, nouvelle édition, arrêt ?

Avant d'aborder le cœur du problème, il convient de bien comprendre le cycle qui régit la vie d'un livre. Lorsqu'un éditeur décide de sortir un livre, il en fabrique un certains nombre d'exemplaires : il s'agit du premier tirage. Le livre sera alors mis à disposition du public dans les points de vente et ce, si on fait abstraction de certains phénomènes autour, jusqu'à l'épuisement de la quantité imprimée. Le livre est alors en rupture de stock, tout simplement. L'éditeur doit alors choisir s'il veut remettre le livre à disposition du public ou non. Si c'est le cas, deux choix s'offrent à lui : réimprimer le livre à l'identique, on parle alors de réédition (2e, 3e, …, énième tirage). Si l'éditeur préfère sortir l'ouvrage sous un format différent (par exemple une édition poche après un roman grand format), on a alors affaire à une nouvelle édition.

Quels coûts à prendre en compte ?

Pourtant, il n'est pas toujours souhaitable pour un éditeur de réimprimer le livre épuisé. Tout simplement parce qu'une rupture de stock n'est pas forcément synonyme de succès. Il faut d'abord savoir sur quelle durée s'est opérée la vente totale. Si les ventes d'un livre permettent à l'éditeur d'estimer qu'il faudra 10 ans pour vendre l'intégralité de son tirage, sachant que les impératifs économiques font qu'on table en général sur 2 ou 3 ans de stocks, autant dire que la situation est catastrophique. En effet, stocker des livres coûte cher et s'ils se vendent peu, les ventes ne vont pas amortir les frais divers engendrés (dont le stockage). Il vaut alors mieux réduire ce stock en en détruisant une partie (ce qu'on appelle « mettre au pilon »). Mais du coup, une fois le stock épuisé, le livre n'est plus trouvable et les lecteurs enclin à vouloir se procurer le titre seront trop peu nombreux pour qu'une réimpression soit envisageable.

une rupture de stock n'est pas forcément synonyme de succès

Si l'éditeur envisage une réimpression, il lui faut alors regarder ses coûts. L'impression étant un procédé industriel, les coûts de production unitaires augmentent de façon exponentielle quand la quantité produite est faible. Donc, pour une réimpression à peu d'exemplaires, chaque volume coûtera plus cher que pour une réimpression à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires. À ceci s'ajoute également le fait que plus la fabrication d'un livre est soignée et plus ces coûts augmentent. Par exemple, réimprimer un Naruto tome 1 à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires permettra d'avoir un coût de fabrication unitaire plus faible (mais une grosse facture à payer, vu le nombre d'exemplaires imprimés) alors que réimprimer une édition deluxe d'un ouvrage seinen à quelques centaines coûtera, proportionnellement, beaucoup plus cher à l'unité (peu d'exemplaires + fabrication spécifiques = coût unitaire important).

De la rupture à l'arrêt de comm.

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Si le titre coûte trop cher à réimprimer ou implique un tirage tel qu'il générera des frais de stockage prohibitifs, l'éditeur peut décider de ne pas réimprimer ce livre, qui tombe donc en rupture. Les ruptures étant monnaie courante, les libraires peuvent encore commander des livres notés comme « en rupture », ils seront simplement livrés à la réimpression. Ce qui permet dans certains cas de jongler avec les divers impératifs : une fois le livre en rupture, on attend quelques mois que les demandes s'accumulent. Ensuite on réimprime le livre dont une quantité importante partira donc directement chez les libraires, faisant économiser des frais substantiels à l'éditeur. Mais si les demandes sont vraiment trop faibles, alors l'éditeur sait bien que, quels que soient ses calculs, l'opération sera trop coûteuse. Il décide alors de ne pas réimprimer le livre et de procéder à un arrêt de commercialisation.

En réalité, ces calculs financiers sont effectués en amont et l'éditeur sait qu'il procédera à une telle opération avant la rupture réelle (qui n'était ici utilisée qu'à des fins explicatives). Ainsi, lorsqu'un éditeur annonce un arrêt, les lecteurs motivés ont quelque temps pour se procurer leurs livres et les libraires, qui n'ont a priori pas réussi à vendre ces livres, ont le même délai pour le renvoyer à leur fournisseur, pour se faire rembourser.

La spécificité du manga

Dans le manga, un autre paramètre financier entre en ligne de compte. Le manga est une édition de licence, c'est-à-dire que l'éditeur français paye des droits à l'éditeur japonais. Les auditeurs du podcast savent que l'éditeur français doit donc payer une somme par avance à l'éditeur japonais – en règlement des droits sur cette série. Le contrat court pour une durée donnée (par exemple 5 ans) et, passé ce délai, les deux parties en signeront un nouveau qui pourra donner lieu à des frais de renouvellement. Aussi, lorsqu'un manga est un véritable échec commercial, ou que le titre touche à sa fin de vie, l'éditeur français peut décider de ne pas renouveler ce contrat, qui lui coûterait bien trop cher au vu des ventes attendues.

Déficit d'image vs déficit réel

On le voit donc, procéder à un arrêt de commercialisation ou garder un titre en rupture relève rarement d'une politique du moindre effort chez un éditeur car dès lors que l'information se saura (et, d'autant plus à l'heure d'Internet, elle se saura !) des lecteurs mécontents vont nécessairement se faire connaître et leurs propos (très justement) remontés vont nuire à l'image positive qu'essaie forcément de construire un éditeur. Mais face aux réalités économiques, la communication s'efface !

Après-propos

Bien sûr, il s'agit là d'expliquer la mécanique d'un processus courant dans l'édition, il ne fait nul doute qu'on trouvera des éditeurs pour braver les conséquences économiques et garder leurs titres à leur catalogue ainsi que d'autres qui procéderont à des ruptures et arrêts de commercialisation sans vergogne...

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Remerciements à Prof Benny et Astarté pour leur relecture attentive et avertie.

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